Édito : Répétition générale

Par Éric VERMEERSCH

 

Ils sortaient quasi tous de la même école de com­merce. Depuis 40 ans. La plupart rejoignaient le monde des affaires, les autres se lançaient en poli­tique. Ils avaient pour eux des idées simples, des mots qui faisaient mouche : économie ; mérite ; effort; assistanat ; clientèle ; charges ; dettes ; réformes ; consommation. Ils géraient le bien commun comme on manage un hard discount : maximiser les ventes, comprimer les coûts, peu importe les conséquences, l’utilité et la qualité. Ils allaient droit dans le mur avec l’assurance des jeunes loups. La meute était priée de suivre, honnis soient ceux qui s’en écartaient.

Dieu, un pangolin, la providence, une main invisible, la Pachamama, le hasard ou la nécessité, ou encore un laboratoire chinois, chacun choisira, les avait mis en garde. Pas à coups de grippette. En asphyxiant pour de bon des millions de gens. La cause devait être d’importance ! Ils allaient voir et apprendre en temps réels de tant d’années d’incurie.

Et ils avaient vu ! Vu que tout manquait, le matériel médi­cal, l’électronique, les médica­ments, le papier et bien d’autres choses. Ils avaient vu, sûre­ment, que ceux dont on avait eu le plus besoin n’étaient pas les traders mais les infirmières, les auxiliaires de soins, les techniciennes de surface, les médecins, les caissières, les réassortisseuses, les transporteurs routiers, les travailleuses sociales, tous ces pique-assiettes qui parfois s’étaient fait casser la gueule un peu plus tôt au milieu des ronds-points. Ils avaient vu aussi combien il était difficile de tenir dans la durée, de penser ne fût-ce qu’à moyen terme, quand on a pris l’habitude de l’instantanéité. Ils avaient vu qu’à force de confondre liberté collective et individuelle, il devenait quasi impossible de faire société. Ils avaient vu les plus vulnérables souffrir le plus de cette pandémie, comme toujours. Ils avaient vu à quel point certains déboussolés bienveillants et tarés malveillants étaient capables d’élucubrations, frappant la grosse caisse d’internet à coups redoublés. Ils n’avaient pu rater les charognards qui se précipi­taient sur cette démocratie blessée, trop pressés de l’achever.

Ils avaient vu. Avaient-ils compris le message ? Avaient-ils saisi qu’ils étaient à la baguette d’une répé­tition générale qui demandait une toute autre pre­mière ? Une chance ! Ils avaient une chance de tout réécrire avant que la chaleur du climat n’incendie toute la scène. Il resterait bien sûr des irréductibles, les bouchés à jamais, les bolsonariens trumpistes, les zémourachés des boloristes. Mais il y avait tous les autres que cette expérience semblait avoir marqué, un peu ; beaucoup ; passionnément ; à la folie. Ils avaient les cartes en mains, ils ne pourraient plus dire «on ne savait pas». Ils pouvaient écrire un autre scé­nario. Ou alors… Greta avait raison, ce n’était que du «bla bla bla». Dans ce cas, ils devraient faire gaffe aux oeufs et aux tomates. Plus d’un avaient très envie de les emmerder.

Seraient-ils les exemples, les meneurs, les rassem­bleurs qu’ils auraient dû rester, pour reconstruire une société inclusive et durable ? Allaient-ils relo­caliser, réapprendre à fabriquer, arrêter de tout bousiller ? Allaient-ils res­pecter l’humain, jeter leurs vieux syllabus de gestion, oublier les doctes discours sur la croissance infinie et sans faille, brûler leurs anciennes notes sur l’orga­nisation du travail ? Nous vous en proposons pré­cisément des nouvelles dans ce numéro. Parce que nous estimons qu’il n’y aura pas de société durable et inclusive, socialement viable, dans un système qui ne donne pas un emploi stable, épanouissant et suffi­samment rémunéré à toute personne qui le souhaite. Ce sera notre première petite pierre pour bâtir un nouveau monde.