Comme il l’a fait dans tous les domaines de la société, le numérique s’est naturellement insinué dans l’art, enrichissant les démarches, les techniques et les modes de communication. Les trois portraits qui suivent proposent un panorama en forme de ligne du temps, des premières peintures digitales réalisées dans les années quatre-vingt par Jean-Claude De Bemels aux installations des artistes en devenir diplômés en Arts Numériques par l’ESA Saint-Luc, en passant par les visions futuristes du multivers proposées par Benjamin Schoos. À contrepied des dérives du numérique, suivez le bot!
Le travail pictural de Jean-Claude De Bemels a la particularité technique d’être essentiellement digital depuis les années quatre-vingt, ce qui fait de cet artiste pluridisciplinaire et scénographe de renom l’un des annonciateurs du genre. Pourtant, ce qui caractérise son œuvre dépasse, et de loin, la prouesse technologique, pour atteindre la représentation essentielle de l’intime comme réunion de l’intuition et des émotions jaillissant de l’inconscient.
Passionné de psychanalyse dès les années soixante, et par ailleurs peintre autodidacte dès l’enfance, Jean-Claude De Bemels va, dès ses tout premiers tableaux – alors réalisés à l’huile, à l’acrylique ou à la gouache mais aussi à l’aide de collages et d’adjonction de matières brutes, proposer une recherche picturale à la lisière de l’abstraction. Celle-ci témoigne de son monde intérieur et des émotions qui l’habitent. Ainsi, que l’on regarde ses œuvres de jeunesse ou les dernières, essentiellement virtuelles, toutes ouvrent une brèche sur l’univers psychique du peintre.
Scénographe de grand talent, Jean-Claude De Bemels connaît l’importance de l’éclairage qui donne la profondeur, qui cache et révèle, métamorphose formes et couleurs. Fort de ce savoir-faire, de cette fascination pour la lumière, il va pressentir dès 1984 l’immense potentiel graphique de l’outil informatique, qui n’en est pourtant qu’à ses débuts. Rétroéclairé, l’écran de l’ordinateur est une boîte de lumière sublimant chaque pixel. De plus, là où le peintre traditionnel regarde sa main tenant le pinceau, le peintre virtuel plonge le regard directement dans sa peinture, laquelle s’anime dans une temporalité quasi simultanée à celle de l’esprit. L’écran devient de facto une projection en temps réel de l’intériorité de l’artiste ou, comme l’écrira Véra Molnar, véritable précurseuse de l’art numérique, une formidable machine-à-mieux-voir-en-soi-même.
Ainsi, si les collages, déchirures et ajouts repeints des premières peintures«matérielles» sont aujourd’hui copies, associations, détériorations, distorsions d’images virtuelles, le processus n’a changé qu’en ce qu’il est magnifié par la lumière et l’immédiateté du rapport entre pensée et geste. Jean-Claude De Bemels, toujours, traduit en images son intériorité, une intimité partagée. Travaillant parfois des dizaines de tableaux en parallèle, le plasticien y revient sans cesse, au cours d’un processus long qui ne s’arrête que lorsque, d’instinct, il sent émaner de l’œuvre la justesse, l’adéquation avec l’émotion recherchée.
Tirées en très haute définition, les peintures virtuelles de Jean-Claude De Bemels sont imprimées dans des formats allant jusqu’à 3m², avec des encres pigmentaires UltraChrome Pro, sur papier 100% coton, avant d’être contrecollées sur aluminium. Elles sont de surcroît certifiées Digigraphie, label donnant une reconnaissance internationale en matière d’impression, et qui permet aux artistes de produire des séries limitées, numérotées, signées et estampillées de leurs œuvres originales en très haute qualité, avec une durée de vie de plusieurs générations.
Paysages organiques ou cosmiques, minéraux ou végétaux, tissages de lumières, cathédrales et grottes oniriques, camaïeux de couleurs chaudes ou harmonies de froids, les tableaux de Jean-Claude De Bemels ne sont pas titrés mais réunis en séries qui proposent une manière d’indice quant à l’émotion poursuivie. Ainsi la série Résurgence, qui fait appel aux souvenirs de l’artiste, Emergence, qui nous parle de berceau, de creuset, de la source dont tout jaillit, ou plus récemment la série Déglaciation où s’opère dans une très grande cohérence esthétique la fusion du minéral avec l’aquatique, la glace, le végétal, écho sensible aux résonnantes inquiétudes du monde d’aujourd’hui.
2132, en Wallonie, après plusieurs petites explosions atomiques, une plus grosse va ravager le territoire. Une grande partie de la population va mourir. Ceux qui ont échappé à la mort se sont transformés en mutants. Prologue d’un récit dystopique découvert à la galerie Flux et présenté par son créateur, Benjamin Schoos. Artiste pluridisciplinaire, à la lisière entre art brut et art pop, Benjamin Schoos refuse tout académisme… Difficile de lui mettre une étiquette et c’est tant mieux!
Depuis quelques années, l’artiste se questionne, comme beaucoup, sur la digitalisation du monde, dont celle du métavers. Il va choisir une autre option et s’intéresser au multivers, un monde cosmologiquement réel où des univers multiples co-existent. Le premier confinement lui sera plus que prolifique: Benjamin va enchaîner les dessins, les peintures, les collages et les installations. «Le présent est très incertain», dira-t-il. «Le fait de prévoir le futur de manière positive ou négative donne aux gens l’envie de réfléchir au présent, voire de s’en évader.» Toutes ses œuvres sont instantanément digitalisées, même si elles sont en progrès. «Parfois, ce que j’aime aussi, c’est que les gens ne comprennent pas ce que je fais vraiment, ils passent d’une œuvre à une autre, puis le concept est là, et le sens apparaît».
Le visiteur est donc plongé dans une Wallonie à reconstruire: vieille recette du passé, l’appel à des experts reste pourtant une évidence. Dans ce monde coexistent quantité de personnages et de lieux. Impossible d’être exhaustif. Il y a ces femmes, qui n’ont plus besoin du sperme des hommes pour se reproduire, et qui accouchent d’oiseaux protecteurs. Il y a Thierry, l’ange cosmique suprême. Il y a Jésus, qui distribue des Xanax. Quid de la culture dans cet univers? Les centres culturels ont disparu, mais le Pouvoir sait qu’il doit continuer à divertir pour contrôler la population. Ainsi, les Frères BogDardennes réalisent le film Rosetta: l’histoire d’une jeune fille qui passe d’un univers à un autre pour recevoir de multiples allocations de chômage. Personnage d’un film de propagande plus que de divertissement, elle finira par être stoppée: il ne faut pas frauder, il faut travailler! Verdict: si les mutants ne sont pas productifs, ils deviennent marginaux, se retrouvent là où ils peuvent échapper aux normes.
L’univers de Benjamin Schoos reproduit donc la lutte des classes, toujours actuelle. Un monde où la diversité est presqu’inexistante. Un monde où les hommes, même s’ils ne servent plus à la reproduction, sont toujours aux commandes du pouvoir. «C’est aussi ça l’idée du multivers, c’est que d’autres possibilités existent. Celle que je présente ici en est une parmi d’autres, mais elle soulève des questions réelles qui m’agitent aujourd’hui». Cette agitation est palpable dans les œuvres proposées et dans ce récit d’une Wallonie qui évolue entre 2132 et 2174. La suite? Personne ne la connaît! Le processus du Grand Boom est terminé. Mais… peut-être un jour aura-t-il une existence virtuelle!
Benjamin Schoos a grandi avec l’installation d’internet. Après l’internet que nous connaissons aujourd’hui, il évoque l’internet 3: un web de petites communautés décentralisées, qui travaillent elles-mêmes pour le bien de leur communauté, à l’image de tiers-lieux que l’on voit s’installer sur des territoires depuis quelques années. Selon lui le web 3 sera prêt d’ici 2 à 3 ans. Il ne remplacera pas le web actuel, les deux co-existeront, mais prendra une importance plus politique auprès des personnes qui souhaitent des modes de fonctionnements plus alternatifs, dans des actions de partage, et où la valeur sera redistribuée de façon plus équitable.
Comment les internautes vont-ils créer et diriger ce nouveau monde virtuel? Rendez-vous dans quelques années!
L’Ecole Supérieure des Arts de Saint-Luc /Bruxelles propose un Bachelier en Arts Numériques depuis 1995. Cette formation en 3 ans donne aux étudiants la possibilité d’appréhender les démarches artistiques, et a fortiori de les concevoir, en utilisant le langage informatique comme médium de création et de narration. En effet, si l’outil numérique a modifié en profondeur les pratiques existantes, il a également permis le développement de nouvelles formes parmi lesquelles on peut citer, sans exhaustivité, le cinéma d’animation, le jeu vidéo indépendant ou Indie Game, le Net Art, la réalité augmentée, les installations interactives ou encore les Métavers.
Tout en reconnaissant que circonscrire une telle discipline, forcément en évolution constante, représente en soi une mission impossible, Thierry Cuvelier, coordinateur du cursus, se plaît à définir les Arts Numériques selon 3 axes: la pluridisciplinarité, qui engendre la nécessité pour les étudiants d’acquérir des compétences en termes de savoirs et de savoir-faire dans un champ élargi de pratiques artistiques; l’interactivité, ou l’obligation pour les apprenants de penser les destinataires de l’œuvre non plus comme regardeurs mais comme acteurs, soit comme éléments constitutifs et indispensables de celle-ci; et finalement, la narration, afin que l’œuvre numérique soit porteuse de sens et non limitée à sa prouesse technique.
A Saint-Luc, la formation va dès lors consacrer un temps conséquent à la recherche. Pendant toute la première année, les étudiants seront invités – afin de développer leur personnalité, leur sensibilité, leur désir d’innovation – à s’ouvrir aux arts et à la culture, à explorer formes et concepts ainsi qu’à tester les nombreux logicielsqu’ils apprendront à maîtriser en cours de formation. En deuxième année, recherches toujours, mais cette fois intégrées dans la mise en pratique des pistes découvertes. De plus, en fin de bloc 2, chaque étudiant devra proposer jusqu’à trois idées de projets narratifs interactifs. Ceux-ci pourront prendre une multitude de formes mais devront dépasser l’interface clavier/souris/écran. Un jury choisira les projets les plus pertinents et les étudiants se répartiront en groupes de deux ou trois selon leurs compétences.
En dernière année, outre les stages en milieu professionnel, les étudiants développeront dans leurs groupes respectifs leur projet de fin d’études dans des conditions proches de celles d’une production professionnelle en respectant un cahier des charges et les contraintes inhérentes au projet. Pour Thierry Cuvelier, l’aspect narratif y sera essentiel. Vous êtes ici pour dénoncer quelque chose répète-t-il souvent à ses classes, rappelant par là que l’art est avant tout expression.
Et si certains se tournent vers des recherches plus formelles, elles n’en seront pas pour autant dénuées de contenus: écologie et bouleversement climatique, effondrement, contrôle social, quêtes identitaires et psychologie, guerres, covid, les sujets qui touchent aujourd’hui ces jeunes artistes reflètent, sans surprise, les préoccupations du monde dont ils héritent.